N°53, 13 août 1941
Devenir une femme…, p. 2, illustré par J. Ovens
PAR VIOLETTE LEDUC
Comme la vôtre certainement, ma grand’mère était extraordinaire… Elle s’appelait Fidéline. Fidèle et douce, elle l’était jusqu’à la moëlle ! Ma grand’mère était une véritable forteresse de tendresse, d’indulgence, de compréhension de l’enfance ; Ma grand’mère attirait à elle les petits enfants comme le suc des fleurs les abeilles… Si ma grand’mère gâtait les siens, elle n’était pas « gâteuses ».
Pour elle, aimer un enfant, c’était avant tout commencer de bien façonner un édifice, éveiller le sens des responsabilités, soigner l’entrée en jeu de la volonté, de la bonne volonté. Consoler, c’était expliquer la déraison d’un chagrin. Pardonner, c’était laisser entrevoir la possibilité de ne plus avoir à se faire pardonner… Ma grand’mère ne s’impatientait jamais. Elle n’avait pas des mains pour gifler, mais pour caresser. Aussi ne lui demandait-on pas la lune : les enfants la lui offraient ! J’ajouterai que ma grand’mère ne lisait aucun manuel d’éducation. Quant à son regard bleu marine, il ne faisait pas dévier le regard d’un gourmand ou d’un menteur pris sur le fait. Ma grand’mère émoustillait le courage avec des silences autrement éloquents que les reproches. Avec elle, on dénonçait rarement mais on se dénonçait souvent.
Comme la vôtre certainement, ma grand’mère tenait ce qu’elle promettait. Elle avait le respect de la parole donnée à un enfant dont la confiance est absolue. Ma grand’mère ne trahissait pas l’enfance en lui défigurant l’existence avec des contes extravagants. Elle pensait sans cesse qu’un enfant est un homme ou une femme en herbe et non un animal qui n’a rien de commun avec les humains. Ma grand’mère ne disait pas « mon chou, mon lapin, mon coco ou ma cocotte »… ma grand’mère disait : « Jeanne, tu me prouveras que tu es une bonne fille en obéissant tout de suite »… Et Jeanne d’obéir avec des ailes au cœur, du vent sous les semelles… ! Les enfants rendaient au centuple l’attitude déférente que ma grand’mère avait envers eux. Ma grand’mère savait encore qu’une enfance normale, heureuse, confortable pour la sensibilité, est le point de départ d’un équilibre inébranlable. Elle flairait donc la souffrance des enfants pour mieux la dépister, et la décourager. De mes petites amies, elle remarquait : « Une telle deviendra vite une femme. Une telle ne deviendra jamais une femme. » Et devenir une femme, ça n’était pas courir les magasins du matin au soir, se mirer soixante fois par jour, trépigner à cause d’une robe ratée, pleurnicher pour ce bal manqué, maugréer pour cette cousine qui embellit tous les jours…
J’avais une voisine un peu trop choyée, un peu trop sensible, un peu trop molle… Sa maman venait de partir en voyage. La petite fille se montrait inconsolable. Elle ne mangeait plus, elle ne dormait plus. Elle pleurait du matin au soir : « Je m’ennuie de ma maman. » La petite fille avait douze ans. Ma grand’mère qui ne critiquait pourtant ni les grands ni les petits, émit seulement : « C’est trop tard et c’est grand dommage : Jeanine n’aura jamais d’os ! » Je compris, ce jour-là, que dans l’esprit de ma grand’mère il y avait des personnes « avec os » et des personnes « sans os ». Couramment, on les classe en volontaires et en faibles. En famille, quand votre frère vous vexe, vous surnommant « poule mouillée », « essence de mauviette », « blanquette de veau », « guimauve à deux pattes », a-t-il vraiment tort ? Vous le savez, vous manquez d’os ! Cependant, vous désirez devenir une femme qui s’imposera en toute simplicité… Commencez vite d’aiguiser votre volonté, faites la chasse à vos petits défauts, voilez vos peines avec pudeur, remportez un tiers de victoire, puis une moitié, puis une victoire bien carrée sur vous-même, ne vous gavez plus d’égoïsme, fortifiez votre santé morale, ne tâtez plus du snobisme, pratiquez l’héroïsme du quotidien, remettez quotidiennement à neuf votre enthousiasme. Croyez à ce que vous faites avec ferveur !
Sur un ton qui ne sera pas celui du persiflage, votre frère déclarera que vous changez, que vous devenez « épatante » ! Une femme, vous le serez bien longtemps avant de passer à la mairie, puisque vous serez déjà prête à encourager, à soutenir, à détendre les efforts de celui dont vous porterez le nom. Vous serez celle qui, grâce à votre grand’mère, à ses conseils, se mettra à façonner le plus bel édifice du monde : le bonheur à deux, le bonheur pour deux, en attendant le bonheur d’être trois, « ou plus ».
- L.