« Porter sur scène l’écriture de Violette Leduc », tel est le projet explicite dont nous fait part Catherine Decastel dans un entretien récent. Telle est aussi l’originalité profonde d’un projet théâtral qui ne se contente pas de transposer, ni même de restituer- fusse avec la plus grande fidélité – un texte littéraire. Nous ne nous étendrons donc pas ici sur l’excellence du jeu de Catherine Decastel, sur la précision et la profondeur de la mise en scène, œuvre commune avec Armelle Bossière. Leur projet dramatique sera exposé de manière plus vivante dans un entretien ultérieur.
Pour les lecteurs de Violette Leduc, et plus particulièrement pour les amoureux de cette œuvre, la mise en scène du texte de L’Affamée apporte un éclairage extraordinaire à cet ouvrage difficile.
En quoi consiste donc la séduction nouvelle du texte porté à la scène ? Tout d’abord l’attention portée aux voix et à la présence-absence des instances énonciatives. L’on sait que seule la voix de la narratrice constitue l’énonciation de L’Affamée puisque celle-ci est fondée justement sur la solitude du discours, davantage que sur le discours de la solitude. Mais le paradoxe, ici rendu vivant par le théâtre, est que le discours à sens unique du « je » amoureux vers un « elle » muet entre en résonnance dans une parole que la mise en scène a fait duelle. Or, de quelle manière la mise en scène du texte choisit-elle de récréer un discours à deux voix, en l’occurrence éternellement parallèles ?
La voix-off, tout d’abord, se fait entendre, grave, sérieuse : celle de Simone de Beauvoir (son avatar théâtral) dans ses lettres à Nelson Algren. Violence d’un contre-discours amoureux où l’écrivaine s’abaisse à se plaindre à son « amant transatlantique » de Violette Leduc, qu’elle appelle « la femme laide » en une sorte de périphrase méprisante qui cache mal le désir de plaire à l’homme, en soulignant naïvement ainsi qu’elle-même veut paraître belle à ses yeux. Pourtant, chaque extrait des lettres ainsi lues en voix-off laisse passer une réelle inquiétude pour l’état de santé de Violette Leduc – état dont la passion pour Beauvoir est justement la cause-, ainsi qu’une terreur véritable pour ses « mini-drames » publics à chacune de leurs rencontres, même si, là encore, dire à son amant qu’une autre est folle d’elle souscrit au jeu banal de la séduction épistolaire.
La voix-off ponctue toute la pièce, déployant ainsi des effets proprement dramatiques. Le premier étant le travail sur la rupture entre cette voix calme et maîtrisée de Beauvoir et le déchaînement verbal du discours du Je. Les lecteurs de l’Affamée reconnaissent sans peine, dans la sélection judicieuse de la mise en scène, la première rencontre, appelée poétiquement « l’événement », puis l’émoi de la réception d’une lettre de Beauvoir. Dans cette lettre, celle-ci exprime son « respect » pour Violette Leduc mais aussi son « indifférence », opposant aux sentiments passionnés dont lui a fait part Violette le terme cruel, mais choisi, de « mirage ». De manière progressive, en une petite heure, la folie s’installe sur la scène.
La puissance du drame intime s’appuie sur le motif scénique de l’alternance entre les scènes délirantes jouées à huis-clos par la narratrice et le retour brutal à la lumière avec l’arrêt brusque de la musique, fort belle d’ailleurs. L’ombre et la musique soulignent alors l’univers obsessionnel d’un délire vécu dans l’espace intime, tandis que le silence et la froideur d’une lumière crue désignent un retour à la réalité sociale des rendez-vous bi-mensuels entre les deux écrivaines. Pour évoquer ce côté obscur de la passion se font entendre, crescendo, le jeu de l’automutilation (la hache brisant les miroirs dans lesquels le Je se heurte à sa propre laideur) puis celui de l’autoérotisme (l’actrice se livrant à une chorégraphie audacieuse au sol, peu vêtue.) Les retours à la réalité en sont alors presque… comiques et cela fait du bien car la tension engendrée par la violence des paroles serait insoutenable. La scène de « la chambre B de l’hôpital » joue à ce titre avec la caricature, lorsque l’actrice triture son visage jusqu’à le rendre laid (performance difficile lorsqu’il s’agit de Catherine Decastel) ou lorsqu’elle l’éclaire à la lampe torche à la manière des enfants qui s’amusent à se faire peur.
Les motifs du départ et de l’absence sont, eux, figurés par une diction rauque : « elle ne partira pas ». Un délire entrecoupé des lettres de plus en plus effrayées de Simone de Beauvoir, inquiète des conséquences terribles du moindre voyage fut-il d’un mois ou de six mois.
L’acmée du drame est atteinte par la scène du « bûcheron », une sorte de délire transgenre (avant la lettre) ponctué d’un « elle lit » qui joue dans le texte original exactement le même rôle que la voix-off de Beauvoir sur scène. « Elle lit » ponctue comme un refrain le discours du désespoir. En tournant autour de la pièce unique et maîtresse du décor, un buste de mannequin, l’actrice dessine plutôt qu’elle n’écrit le discours du bûcheron psalmodié en voix-off. On est saisi par la gestuelle de l’actrice qui virevolte en écrivant frénétiquement sur le sol en même temps qu’elle ponctue ses gestes par ce « elle lit » qui se transforme peu à peu en cri.
La chute, sur scène, n’en n’est que plus brutale, mais le choix final de la mise en scène se veut, davantage sans doute que le texte ne l’explicite, celui d’une sérénité retrouvée. La voix beauvoirienne avoue à son amant combien la lecture de ce texte qui lui est destiné, et qu’elle appelle « journal », est un texte admirable. Cette reconnaissance intellectuelle – dont Violette Leduc ne parlera jamais – est l’unique forme d’amour que lui portera, sa vie durant, Simone de Beauvoir. On en perçoit l’écho ici, à peine perceptible dans la fin du livre mais très audible dans la dernière scène de la pièce. Un retour en « grâce » puisque tel est le dernier mot de L’Affamée : « Aimer est difficile, mais l’amour est une grâce. »
Mireille Brioude