Résumés des communications d’Alexandre Antolin, Anaïs Frantz et Mireille Brioude.
Lille III. Journée d’études du 20 octobre 2017.
Ravages de Violette Leduc : écrire l’avortement dans les années 1950
(une perspective génétique)
Alexandre Antolin
Lors de la rédaction de Ravages, entre 1948 et 1954, Violette Leduc n’a ni pour volonté de faire un outil militant, ni un manifeste, elle écrit « ce qui a été »[1], avec force détails, et ne comprend pas les raisons pour lesquelles les éditions Gallimard la censure.
Jacques Lemarchand reproche au livre d’être « d’une obscénité énorme et précise » susceptible d’attirer « les foudres de la Justice. »[2], puisqu’en 1954, l’avortement est encore condamné par la loi, du fait de la politique nataliste du gouvernement, déjà menée au XIXe siècle et encore renforcée dans les années 20, et qui reste en vigueur durant cette période d’après-guerre[3]. Cette volonté maternaliste et familialiste est d’ailleurs reprise par les mouvements féminins[4] et, dans les années 1950, rares sont les intellectuelles à demander la légalisation de l’IVG, telles Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe, en 1949) et Françoise d’Eaubonne (Le Complexe de Diane, en 1951).
Les avortements clandestins n’en sont pas moins très nombreux, même si pratiqués selon des méthodes souvent rudimentaires, à défaut de connaissances médicales précises, en raison de la loi de 1920 alors en vigueur, qui interdit la promotion de l’avortement ou des méthodes contraceptives. Les femmes avortent ainsi en mettant leur santé, voire leur vie, en jeu.
Dans ma communication, j’essaierais de montrer, en fondant mon étude sur les cahiers manuscrits, les dactylographies, puis l’imprimé, que les différents remaniements, corrections ou suppressions de l’épisode de l’avortement dans Ravages ont été motivés par la volonté de rendre évasif cet événement, afin de ne pas informer ouvertement le public sur cette pratique et ainsi éviter aux éditions Gallimard d’être condamnées en raison de la loi de 1920, mais aussi de l’article 14 de la loi du 16 juillet 1949, sur les publications destinées à la jeunesse[5]. En maintenant un flou sur les techniques opératoires de l’héroïne, suite à la censure éditoriale, le public aurait été privé d’un outil, que la société ne prodigue pas, et maintenu dans l’ignorance des techniques abortives.
[1] Violette Leduc, La Chasse à l’amour, Paris, Gallimard, « Blanche », 1973, p. 22.
[2] Françoise d’Eaubonne, La Plume et le bâillon, Paris, L’Esprit Frappeur, 2000, p. 48.
[3] « Depuis les années trente, une politique familiale et maternaliste d’une ampleur jamais égalée se construit patiemment en France. » Sylvie Chaperon, « 1949-1999 : Cinquante ans de lecture et de débats français », in Cinquantenaire du Deuxième Sexe, Paris, Syllepse, « Nouvelles questions féministes », 2002.
[4] « Ces revendications en faveur de l’égalité sont cependant enrobées d’un maternalisme envahissant. Car pour l’Union des Femmes Françaises, les femmes restent d’abord et avant tout des mères. »
Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir 1945-1970, Paris, Fayard, 2000, p. 71.
[5] « Nous pensons donc que l’on doit retenir comme « suspects » au point de vue de l’application de l’article 14 : […] 8°) « révélations », « confidences », « indiscrétions » sur la tactique amoureuse, « correspondance » du cœur, etc…[sic] recommandant ou suggérant, ouvertement ou insidieusement les façons de se soustraire aux devoirs familiaux, les pratiques anticonceptionnelles, le droit de vivre sa vie comme on l’entend sans tenir compte des mœurs, des convenances et des lois, annonces ou conseils recommandant des lieux de rendez-vous, des librairies spéciales, des spectacles licencieux. » 19920181/1, Service juridique et technique de l’information et de la communication : « Note de Monsieur Desfougères, président de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse », Archives nationales, 1958, p. 3.
Anaïs Frantz : « Une sentinelle aux portes de la littérature » (1) Genèse de La Folie en Tête.
Eclairée par l’approche sociologique de Didier Eribon qui a analysé dans son dernier essai les mécanismes de l’assujettissement et de l’infériorisation mis au jour par Violette Leduc dans son œuvre d’autoanalyse, cette communication étudie le devenir-écrivaine de la Bâtarde à partir de la genèse de la phrase de La Folie en tête : « Qui suis-je lorsque je m’en souviens ? Une sentinelle aux portes de la littérature ».
Mireille Brioude : « Une sentinelle aux portes de la littérature » (2) Marché noir et prostitution: les portes obscures de la littérature.
A la suite de l’examen par Anaïs Frantz du concept de « sentinelle » forgé à partir des graphies successives offertes par les manuscrits de La Folie en Tête, je me propose d’exposer la manière dont l’œuvre de Violette Leduc est traversée par une figure « debout », provocatrice et rebelle, celle qui se tient aux frontières de la loi. Cette figure est d’abord celle de la trafiquante. En effet Violette Leduc, de 1942 à 1947 au moins, s’est livrée au trafic de denrées alimentaires. Tout d’abord peu inquiétée par la gendarmerie elle subit les mesures de répression imposées par le gouvernement de Vichy et poursuivies par le Gouvernement Provisoire, en étant arrêtée à deux reprises. Je mets en avant le véritable lien unissant la fin de La Bâtarde et le premier tiers de La Folie en tête : la « faillite » commerciale que signe, pour Violette, la Libération, se traduira par le désir « d’emballer » dans une certaine « chemise orange » les feuillets de L’Asphyxie rédigés pendant la guerre, pour aller ensuite les colporter jusqu’à ce qu’enfin ils trouvent preneur. Le lien entre trafic et littérature n’a rien d’abstrait et il est même solidifié par des figures féminines essentielles, rencontrées une nuit en prison : les prostituées. Fascination totale de la part de la narratrice, pour laquelle la littérature-prostitution (« écrire c’est se prostituer, c’est aguicher, c’est se vendre ») n’est pas seulement une métaphore.
On peut même relire, dès L’Affamée en 1948 certaine scène de prostitution imaginaire pour éclairer la genèse symbolique, en écriture, entre la fille de mauvaise vie aux portes de la littérature et l’auteure diabolisée, en son temps, que fut Violette Leduc.