Article sur Ravages dans Le Monde des livres 15/12/2023 (extrait)

Extrait de l’article de Juliette Einhorn : « Violette Leduc, l’origine d’un monde ».

Le Monde des livres 15 décembre 2023

Il est des splendeurs que l’on hésite à dévoiler, de peur d’en diluer le charme. Ravages est de celles-là. On en découvre pour la première fois l’entièreté, soixante-quinze ans après son écriture. Ce volcan littéraire à l’érotisme débridé fut censuré par Gallimard, et notamment Raymond Queneau, qui le jugea obscène. Autobiographique, la narration divague entre fantasmes et cauchemars, amours et désamours. Il faudrait les mots de Violette Leduc, leur miel radical, pour décrire l’ampleur de l’amputation dont ce roman fut l’objet : il parut en effet en 1955, mutilé de sa première partie, griffé dans ses parties ultérieures de pointillés matérialisant les passages coupés, comme si les censeurs signaient leur crime.

Ravages retrouve enfin son intégrité : en supprimant les 150 pages de la première partie, où jaillit la passion qui lie Thérèse, double de Violette, à Isabelle, une camarade de pensionnat, la censure faisait basculer ce roman du côté de la norme hétérosexuelle. Si Gallimard fut scandalisé par cette folle poésie des corps (Simone de Beauvoir, elle, ne s’y trompa pas), on ne peut être qu’ébloui à la lecture de ces « entrailles illuminées ». L’absence d’Isabelle, après la première partie, creuse en Thérèse un gouffre tel qu’elle a besoin de deux personnes pour le combler – la douce Cécile et le sombre Marc. Supprimer la fulgurante idylle de Thérèse et Isabelle décapitait l’ensemble, réduisant l’histoire avec Cécile à un intermède.

Violent et narcissique, Marc reproche à Thérèse ce qu’il lui inflige et la viole dans un taxi. Impitoyable mise à nu des mécanismes de sidération, cette scène a elle aussi été censurée. Thérèse passera ensuite près de la mort à cause d’un avortement clandestin. Ravages, tel que Violette Leduc l’avait conçu, est le plus bel enfant qui soit, enfin arrivé à terme. Ju. E.

Ravages, de Violette Leduc, édité par Alexandre Antolin, Mireille Brioude et Anaïs Frantz, sous la direction de Margot Gallimard, préfacé par Mathilde Forget et par Camille Froidevaux-Metterie, Gallimard, « L’Imaginaire » hors-série, 444 pages, 23 euros.