Ravages dans tous ses états

Table ronde du 9 mars 2024, Médiathèque Violette-Leduc, Paris

Communication de Mireille Brioude

Ravages dans tous ses états :

1° partie : De la censure invisible à la censure visible : Ravages 1955.

Lecture de la note de J. Lemarchand

  1. Thérèse et Isabelle : un texte invisibilisé
  • Thérèse et Isabelle, un texte censuré mais édité à part

De « Thérèse et Isabelle » de 1955 il ne reste rien. Le roman, roman d’initiation, mais bien au-delà, s’ouvrait durant une centaine de pages, soit 5 cahiers complets dédiés à Simone de Beauvoir, sur la relation amoureuse de deux adolescentes, au collège de Douai. D’emblée  Raymond Queneau et Jacques Lemarchand s’ennuient ou s’offusquent et proposent à Simone de Beauvoir de publier « sous le manteau », c’est leur expression, cette première partie. Il n’est guère fait mention dans la correspondance d’autres remaniements, d’autres passages coupés. Pourtant nous ne connaissons pas l’état final du manuscrit tel qu’il fut présenté à Gallimard, mais le résultat, que nous appellerons le Ravages de 1955 est fort différent non seulement des cahiers dédiés à Jacques Guérin et des cahiers dédiés à Simone de Beauvoir, mais fort différent des dactylographies offertes à Jean Cocteau pour la partie Thérèse et Isabelle puis à Jacques Guérin. Thérèse et Isabelle est Le texte censuré, ôté d’emblée de l’édition, le texte sacrifié.

C’est pour cela qu’il devient un texte mythique, alors que son contenu est révélé cinq ans à peine plus tard, en 1960, et qu’il suscite l’éblouissement des lectrices, à l’aube des années 70.  Mais que représente la censure de Ravages aujourd’hui dans l’œuvre de Leduc, car elle dit, crie et dénonce cette censure ?

  • Un texte mythique

La censure de Ravages s’est d’abord le mythe de sa propre censure érigée en récit littéraire et en exception éditoriale.

Un mythe qui se construit en plusieurs étapes : de l’invisibilisation à la visibilité, comme d’ailleurs parallèlement s’opèrera le mouvement lesbien dès les années 1970. Le texte Thérèse et Isabelle devenu immédiatement mythique, est publié d’abord de manière confidentielle en 1960, dans une édition limitée et manuscrite. Puis il est intégré en 1964 au début de La Bâtarde. Enfin il réapparaît en creux lorsqu’on lit le début de La Chasse à l’Amour, puisque la censure est ouvertement la cause de la tentative de suicide qui ouvre le troisième volet de l’autobiographie.

La partie supprimée, Thérèse et Isabelle est enfin publié sous une forme complète par Carlo Jansiti en 2000. Aujourd’hui, ici, dans l’édition de 2023 son rétablissement est une réparation, mais non plus, aujourd’hui, une véritable découverte.

La question qui se pose demeure : tous les lecteurs et lectrices de Violette Leduc lisant Ravages en 1955 avaient-ils conscience de cette amputation ? Hormis les personnes sensibles à de légères traces dans le texte de 1955 laissées par les allusions à Isabelle dans son dialogue avec Marc, personne ne peut vraiment se rendre compte de cette amputation.

L’histoire de Ravages est l’histoire d’une mutilation, suivie d’une révélation, celle d’un avant texte censuré pour outrage aux bonnes mœurs, puis un texte autonome, par la force des choses : « Thérèse et Isabelle », un texte qui séduira à partir des années 1960, soit cinq années seulement après la parution de Ravages, des millions de femmes et de lesbiennes. Or si Thérèse et Isabelle acquiert l’importance et la notoriété que l’on sait, la censure réside surtout dans le fait que l’on ne savait tout simplement pas que c’était la première partie de Ravages. 

Je citerai quelques lignes seulement du début de La Chasse à l’Amour :

« Simone de Beauvoir a lutté pour le début de Ravages. Elle a lutté de toutes ses forces. Elle s’est révoltée. Elle a porté mon texte chez d’autres éditeurs. Elle est désolée. Ils n’en veulent pas. Le livre paraîtra donc privé de son début. C’est à prendre ou à laisser.

« Ma pauvre Violette… soyez courageuse, me dit-elle (…) Donc le début de Ravages est supprimé, Simone de Beauvoir est affectée. Cinq heures. Le couperet.

« Au revoir… écrivez-moi… dites-moi comment ça va. » Je lui écris que ça ne va pas pendant sa poignée de main. » (Ravages, NRF, pages 24 et 26)

La censure s’inscrit au cœur de l’œuvre comme l’image absente. Puis au fil des années les découvertes successives de ce texte isolé le constituent comme un texte à part entière, qui s’inscrit dans la culture lesbienne en tant que texte fondateur. Il a, il faut le reconnaître, des caractéristiques stylistiques qui lui sont propres, que l’on ne retrouvera pas dans la suite de Ravages et que l’on retrouvera paradoxalement dans l’évocation des relations amoureuses de Violette et René, toujours dans La Chasse à l’Amour.

Alors, comment comprendre le Ravages publié en 1955, comment porte-t-il la trace de Thérèse et Isabelle disparues et quelles autres manifestations d’une censure éditoriale a-t-on pu deviner ? Isabelle n’a pas totalement disparu de la première partie du Ravages 1955, mais il est fait de brèves allusions à la liaison précédente des deux jeunes filles lors d’un dialogue avec Marc : (p. 54)

  • « Vous n’êtes pas de bois et vous n’aimez pas les hommes en particulier.
  • – Je les aime, je les aime…
  • Je le dis très vite parce que je me demandais si je mentais ou non. Je ne savais plus. (…) – Elle s’appelait Isabelle, dis-je. »
  1. Que devinent de la censure les lecteurs et lectrices de 1955 ?
  • Où et comment la censure se fait-elle visible ?

La première partie du Ravages 1955 fait une centaine de pages dans l’édition Folio et débute par un incipit fameux « j’écoutais les grandes voix abstraites. » C’est une scène de première rencontre, qui serait un motif classique si ce n’était son style très particulier. Thérèse rencontre Marc à Paris dans un cinéma des Grands Boulevards. A la sortie du film, elle se laisse aborder par Marc, ils font le tour des bars et des boîtes de jazz allant de Montmartre à Montparnasse en taxi puis ils décident de finir la nuit à l’hôtel dans une chambre que Marc loue au mois, un mode de logement courant à l’époque. Mais dans le dernier taxi que prend le couple, les attouchements dégénèrent en rapports sexuels forcés, plus précisément en une fellation forcée subie par Thérèse.

Cet épisode est censuré, et il s’agit d’une censure visible par une double série de pointillés, à deux reprises : page 47 de l’édition folio.

« Sur lui je cherchai, je tâtonnai, je trouvai. Je touchai la peau fripée, fragile comme une paupière. Je me sauvai mais il me ramena avec autorité. Ce serai bientôt un règlement de comptes. Il se laissa glisser sur la banquette, il s’offrit. J’étouffai mon cri. – C’est la première fois, dis-je.»

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  • Je suis un salaud dit-il. »

p.188 (Nouvelle édition): texte censuré.

Marc qui a été le plus vif me l’a donné par surprise. Je le serrais et je serrais mes dents, je me cramponnais à ce que je redoutais. Je serrais, je serrais. Je cherchais l’acier dans la chair.

Vous me faites mal ! Non, non…

Il a soulevé les pieds, il s’est plié de douleur. J’ai fini de payer le Pernod de la brasserie, me dis-je. Je serai forte puisque c’est fort.

J’ai serré, j’ai serré. J’ai voulu briser l’acier.

Vous êtes brutale. Oh, que vous me faites mal ! Vous m’arrachez.

Ses yeux lui sortaient de la tête.

Je l’ai suivi dans toutes ses contorsions pour broyer davantage.

Pourquoi faites-vous cela ? Je vais vous montrer.

(…)

Il m’a saisie par les cheveux, il a jeté mon visage sur le sexe, il m’a dominée.

J’étais prise entre ses jambes, entre ses genoux méchants. Mon visage a été embrassé. Une anguille en déroute tapait sur mes lèvres. (…)

La force de Marc a été une force noire. Il m’a fait tomber à genoux sur le tapis du taxi.

Je crierai…

Criez

J’appellerai au secours

Appelez

Le chauffeur…

Parfaitement. Le chauffeur.

Il a renversé mon visage, il s’est soulevé à demi, il a distendu mes lèvres. C’était là qu’il voyait grand.

Ouvrez, desserrez vos dents sinon…

Sinon ?

(…) J’apprends à mourir de dégoût, me dis-je. Je meurs, je suis docile. Je m’en vais, tout lui plaît, tout s’assouplit. (…)

Marc éjaculait dans ma bouche, sur mon visage.

Je ne parvenais pas à baisser la vitre, à rendre la semence au vent. J’étais malade.

Je suis un salaud.

La scène censurée que nous avons retrouvée et réinsérée dans l’édition augmentée confirme la violence réciproque de l’acte suivie de la fellation forcée et enfin de la réaction de rejet de la part de Thérèse.

La seconde scène coupée de manière très visible se déroule quelques pages plus loin alors que Marc et Thérèse se rendent à l’hôtel où vit le jeune homme. Le passage censuré correspond à une scène où Thérèse masturbe Marc avec une loque de satin.

Ce deuxième type de censure est donc parfaitement visible, il est indiqué dans le texte par les pointillés équivalant si l’on peut dire au « carré blanc » ou encore au « floutage » dans les films et les émissions de télévision de l’époque. C’est une censure qui indique qu’il y a censure, qui indique qu’il y a là quelque chose qu’il ne faut pas voir. Mais la raison de cette coupure est évidente : il s’agit de deux scènes dont l’érotisme est si poussé qu’il pourrait être taxé de pornographie s’il rentrait dans cette catégorie. La fellation forcée dans le taxi, puis quelques pages plus loin la masturbation dans la chambre d’hôtel, sont coupées par la censure moraliste et pudibonde, que Beauvoir appelle d’ailleurs dans une de ces lettres à Violette Leduc « la pudibonderie écoeurante de Gallimard »

Nous avons abordé la confrontation entre le manuscrit de Ravages tel que l’on suppose qu’il fut présenté par Violette Leduc au comité de lecture de Gallimard et les normes sociales d’une époque, des normes qui -à la décharge de Jacques Lemarchand-  n’étaient pas forcément celles les siennes et dont l’appréciation mérite d’être lue et nuancée.

La censure, invisible de Thérèse et Isabelle puis visible, marquée par les lignes de pointillés, s’exerce aussi pour moi d’une autre manière : celle de l’effacement insidieux de certains personnages, en particulier le rôle mineur de Cécile dans l’intrigue romanesque.

  1. Ravages 1955 :   Un roman chronologique (hétéro)centré : La conformité aux normes du roman classique (avec beaucoup de dialogues cependant !)

Le premier Ravages est un roman de facture assez classique de par sa structure chronologique et tripartite. Un peu moins classique cependant du fait de la prépondérance des dialogues sur la narration ce qui lui confère un aspect nettement théâtral, bien que focalisé à la première personne.

La première partie du roman de 1955 est axée sur la relation intermittente de Marc et Thérèse, à Paris : intermittente car Thérèse toutes les fins de semaines part retrouver Cécile, institutrice, nommée à Aubigny. On ne connaît pas Cécile, au début du moins. Puis Marc tente de s’approcher du lieu où demeurent les jeunes femmes, en prenant le train avec Thérèse tous les samedis et en payant les billets (ce qui a son importance). La première partie du livre s’achève sur l’éclipse de Marc, qui découragé par ce qu’il pressent de la relation entre les deux amies, disparaît momentanément.

La seconde partie du roman, plus longue, s’étend sur 160 pages : c’est la partie centrale, celle qui raconte la relation complexe du trio amoureux que forment Cécile, Marc et Thérèse. Thérèse vit désormais avec Cécile dans un pavillon car celle-ci a obtenu une nouvelle mutation. Marc vient s’immiscer dans le couple occasionnellement, certes mais la scène de la visite de Marc dans le Pavillon occupe la majeure partie de cet épisode. Marc est l’élément perturbateur certes, mais du point de vue narratologique il est l’actant principal qui gouverne l’intrigue au gré de ses apparitions et de ses disparitions.

Ainsi dans ce trio Cécile est-elle loin d’avoir l’importance qu’elle avait réellement dans les avant-textes. La disparition de Marc, qu’elles retrouveront, hospitalisé pour une fièvre typhoïde, achève de détruire ce couple de femmes, et Thérèse quitte leur pavillon. Dès la disparition du jeune homme, Thérèse part à sa recherche et lorsqu’elle le retrouve à l’hôpital, elle lui rend visite et Cécile lui fait des gâteaux, lui achète des chemises. Le test de Bechdel ne résiste pas à l’analyse du contenu des dialogues : les deux femmes ensemble ne parlent que de Marc ! Cependant à la suite de leur rupture, Thérèse tente de se réconcilier avec sa compagne : leur dialogue, bien que désespéré reprend brièvement, en vain.

La dernière partie s’ouvre sur des retrouvailles, les retrouvailles de Marc et de Thérèse, trois ans plus tard. Une ellipse en forme l’incipit, montrant le couple Thérèse et Marc au lit. Marc et Thérèse se marient, la vie conjugale tourne au cauchemar pour le couple. Thérèse en effet se montre en demande sexuelle permanente, les dialogues comme la narration mettant en avant le harcèlement dont Marc est l’objet mais aussi sa lâcheté et enfin sa fuite. Thérèse se découvre enceinte alors que Marc a pris ses distances pour retourner chez sa mère. C’est alors le récit, unique en son genre à cette époque, d’un avortement à cinq mois et demi de grossesse, dans des conditions épouvantables. Pourquoi ce récit n’a-t-il pas été censuré ? Il semblerait que Simone de Beauvoir se soit battue pour conserver- du moins en partie- cet épisode, si choquant fût-il pour le public de l’époque.

Ainsi les lecteurs et lectrices découvrent en Ravages en 1955 un roman assez aisé à suivre chronologiquement, très dialogué, et surtout centré sur la relation que Thérèse entretient avec Marc car celui-ci est l’élément dynamique et moteur de l’intrigue.

Le trio amical et amoureux a pour modèle lointain celui de L’Invitée de Simone de Beauvoir. Mais dans L’Invitée cette relation entre trois personnes constitue l’intrigue même du roman. Dans Ravages, le trio n’est pas l’objet du roman mais plutôt l’histoire d’un échec, marqué par la disparition progressive des partenaires : Cécile puis Marc. Or Cécile disparaît définitivement à la fin de la seconde partie, sans avoir véritablement joué de rôle actanciel autre que de supporter l’intrusion de Marc. Celui-ci ne disparaît pas avant la fin du roman car Thérèse avorte seule. Le schéma triangulaire est un schéma de l’illusion qui aboutit à la solitude de la narratrice Thérèse. Et, dans ce schéma actanciel Cécile subit l’intrusion de Marc dans le couple qu’elle forme avec Thérèse avant de s’effacer, alors que Marc, fondant le couple recentre l’intrigue sur le duo amoureux.

  1. Le traitement des personnages et du schéma actanciel est-il le  lieu de la véritable censure préalable ? Le cas de Cécile et de la mère.
  • Cécile disparue ?

Cécile semble subir la visite de Marc dans leur pavillon, une fois qu’elles ont eu emménagé après la mutation de Cécile, quelque part en Seine et Marne. Cécile « ne fait pas d’histoire », Cécile « ne fait jamais d’histoire » (p. 209) Cécile ne fait pas l’histoire. Peu à peu Cécile se lasse et s’efface. Lorsque Thérèse la quitte, les rapports de dépendance s’inversent alors pour un temps car Cécile qui a rencontré une autre femme, ne répond plus aux lettres de Thérèse. La tentative de réconciliation voulue par Thérèse dans une chambre d’hôtel occupe 25 pages à la fin de la deuxième partie et clôt celle-ci, alors qu’elle occupe un cahier entier inséré dans le 9° cahier dédié à Beauvoir.

Cécile est présente, mais elle n’est pas actante dans l’économie générale du récit, donc dans la progression de l’intrigue. On peut même avancer que dans ce Ravages 1955 son rôle se réduit à faire les frais de la relation houleuse entre Marc et Thérèse.

  • La mère sévère

Le dernier point important, si l’on observe le déroulement de Ravages 1955 du point de vue de l’économie narrative et actancielle, c’est la mise au second plan de l’entourage familial, incarné par le personnage de la mère.

Pourtant celle-ci a un rôle fondamental dans les deux épisodes où elle apparaît : celui d’une mère gardienne de la maternité de sa fille, et en même temps celle qui a voulu empêcher cette maternité, jouant un rôle de censure voire de castration au féminin.

La première fois que la mère apparaît c’est au retour de Thérèse dans le domicile familial. Apparaît alors un curieux souvenir, si étrange que l’on a surnommé celui-ci   «le bébé dans la ruelle ». Cet épisode devait constituer le début de Ravages. L’épisode du « bébé dans la ruelle » : inséré page 85 de l’édition Folio  constituait pourtant le début des cahiers Beauvoir, après Thérèse et Isabelle : il avait enthousiasmé Yvon Belaval. Dans le Ravages 1955, il est lié à la mère. Il succède immédiatement à un passage onirique par une transition à peine marquée mais fondamentale : « Je ne me reposais pas. Je me souvenais : le bébé dans la ruelle n’a pas de culotte. » ce récit fantasmatique se termine par une injonction de la mère, toujours dans le souvenir de Thérèse :

« qu’est-ce que c’est que ça ?

– Un bébé  lui répond la petite fille : « Lâche ça, laisse ça. Défais-toi de çà. Je ne veux pas de ça. »

Plus loin la mère éructe : « Pas de ça. Tu entends : pas de ça. »

C’est cette injonction violente de la mère qui constitue sa force symbolique, marquant son emprise sur la jeune fille : elle apparaît donc comme un repère, un marqueur, dont l’énonciatrice, la mère, disparaît ensuite. Celle-ci se manifeste dans le récit de nouveau dans la toute dernière partie du roman lors de l’épisode de l’avortement. Cette intervention de la mère est plus positive, car elle accompagne sa fille dans ses démarches et à l’hôpital.

La mère de Thérèse accomplit alors son rôle « maternel » d’accompagnante, jusqu’à la guérison de sa fille.

Lorsque Thérèse sort de l’hôpital, elle est libérée de sa grossesse comme de l’emprise de sa mère. Thérèse non seulement retrouve sa « petite taille » mais elle conquiert sa liberté et sa solitude, exactement comme dans L’Invitée. « Seule, elle avait agi seule. (…) Elle avait choisi. Elle s’était enfin choisie. »

« Ta petite taille. Tu as retrouvé ta petite taille, dit-elle.

Pour la première fois, ses paroles n’avaient pas de résonance en moi. J’étais seule. Enfin seule. »

Pour conclure cette partie longue certes, mais nécessaire pour comprendre le phénomène complexe de la censure, le Ravages 1955 se présente comme un ouvrage aisé à lire, vivant, très dramatique.

Il faut donc distinguer trois types de censure : l’amputation pure et simple de la partie Thérèse et Isabelle : le texte devient mythe littéraire mais ne trouve pas jusqu’à aujourd’hui sa place d’origine. Puis la suggestion de la censure par les pointillés, sorte de signal, d’avertissement résultant d’un compromis avec l’éditeur. Le troisième type de censure enfin, est le rétablissement artificiel d’une chronologie classique doublé de l’imposition d’un schéma actanciel restreint, focalisé sur le rôle de Marc, et de fait privé de sa situation initiale, enfin, privé de l’un de ses actants, Cécile.

2° partie : Que découvrent les lecteurs en ouvrant l’édition 2023 ?

  1. Une esthétique éditoriale au service de la réparation du texte
  • Un hommage (ou femmage) à trois personnes : l’autrice, l’amie, la pionnière (les nommer)

La vocation de cette édition me semble rendre un triple hommage : rendre un hommage, pour ne pas dire rendre justice à Violette Leduc en rétablissant la première partie ainsi que les passages censurés. Mais rendre aussi hommage à Simone de Beauvoir, qui s’est battue, qui a épaulé et encouragé VL dans l’accomplissement de cette tâche difficile et dans l’accompagnement dont elle fit preuve non seulement au moment de présenter l’œuvre à Gallimard mais après cela. Ses lettres en témoignent : Violette Leduc s’effondre. Et cela va durer dix ans.

Enfin l’édition est un hommage à la première grande chercheuse, Catherine Viollet, qui juste avant sa mort en 2014 publiait Les trois états du « vent nocturne » et de la main dans le sac, aux éditions du Chemin de Fer. « Le Vent nocturne » poétique et puissant, que nous avons fait figurer en « Préambule » est issu des cahiers dédiés à Jacques Guérin, cahiers que Catherine a édités à la suite un autre texte, qui correspond à l’arrivée au collège de Thérèse :  c’est l’épisode dit de « la main dans le sac » qui évoque les sensations éprouvées par la jeune fille au contact de l’intérieur du sac à main de sa professeure de géographie, Mlle Godefroy. Bien que barré, sur les cahiers, d’une grande croix, l’épisode est pourtant fort intéressant et Catherine Viollet a su en mesurer l’importance fondatrice.      

  • Le visuel 2023 : une mise en valeur discrète du travail de recherche

Grâce à Alexandre Antolin, père du manuscrit présenté à Margot Gallimard, nous nous sommes penchées Anaïs Frantz et moi sur les 16 cahiers manuscrits dédicacés à Simone de Beauvoir. Afin de rétablir la section Thérèse et Isabelle, Alexandre Antolin a proposé le tapuscrit offert à Jean Cocteau, sensiblement proche du manuscrit de l’édition de Carlo Jansiti en 2000.

Des journées entières de recherche à l’IMEC, des mois de travail et de correction, des propositions contradictoires concernant l’ordonnancement du manuscrit… l’établissement surtout, de notes de bas de page, proposées, réécrites, rejetées, amendées… Un travail colossal mais qui, fort heureusement, ne se voit pas.

Pourtant ce travail a été rendu visible grâce à plusieurs types de paratexte établis par Margot Gallimard, paratextes qui informent éclairent et guident les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui et qui font de cette édition une véritable édition scientifique :

  • une notice biographique,
  • une note d’édition rédigée par Margot Gallimard extrêmement claire et précise,
  • enfin une table très détaillée indiquant les sources et justifiant les choix des chercheurs et des chercheuses.  

Outre le triple hommage que nous avons évoqué tout à l’heure, outre la solidité de l’appareil critique, paratexte et notes, l’édition 2023 offre un ouvrage moderne, esthétique et attractif en l’encadrant de deux voix et deux préfaces, celles de Mathilde Forget et de Camille Froidevaux-Mettrie, préfaces brillantes qui ancrent l’ouvrage dans la sensibilité féministe de notre époque, le début du XXI° siècle.

Du point de vue typographique, c’est un choix remarquable effectué par Margot Gallimard, le choix de la double couleur : noire pour le texte de 1955, gardé dans son intégralité, violet pour les ajouts de texte, que ce soient une partie entière comme Thérèse et Isabelle, des passages censurés comme la scène du taxi, des paragraphes entiers dont celui qui précède la rencontre de Thérèse et de Marc dans un cinéma, ou encore des phrases, des incises même, mais qui ont leur importance comme celles que l’on trouve dans la partie concernant l’avortement.

Enfin, une sélection de photographies provenant du fonds Gallimard et des reproductions de pages manuscrites issues d’un des premiers « cahiers Beauvoir » conservés à l’IMEC grâce au don de Sylvie Le Bon de Beauvoir en 2015.

Je ne vais pas reprendre dans le détail le déroulé savant des explications offertes par Margot Gallimard à la fin de l’ouvrage. Mais il convient de garder à l’esprit deux points fondamentaux :

– L’établissement du texte s’est toujours fait dans le souci déontologique de respecter l’esprit de l’autrice, la lettre étant impossible à convoquer car nous ne possédons pas, je le rappelle, le manuscrit final tel qu’il fut présenté à Gallimard avant les coupures.

-La transparence de la démarche et le souci de précision priment dans le résultat final sur les problèmes que nous avons rencontrés.

Mais que découvre-t-on quant au contenu du roman, en comparaison avec le Ravages de 1955 ? Que révèle ce passage de la censure invisible à la censure rendue visible ?

  1. L’Affleurement et mise en relief du texte censuré… à l’encre violette
  • La révélation d’un projet d’écriture insoupçonné qui bouleverse les normes du roman classique

L’ampleur des passages imprimés en violet surtout dans les deux premières parties, montre à quel point la structure initiale du roman a été bouleversée, révélant que Violette Leduc non seulement ne faisait pas de plan préétabli mais qu’elle concevait chaque épisode comme des scènes fortes, parfois développées séparément, comme celle de la tentative de réconciliation entre Thérèse et Cécile dans la chambre d’hôtel, scène qui occupe rappelons-le, un cahier entier, inséré dans le cahier N°9 dédié à Simone de Beauvoir.

Par exemple aussi, certains éléments narratifs sont détachés (parfois au sens propre) et prennent place dans la narration générale, s’y insérant sous forme de digression ou de parenthèse. Ce sont les récits de rêve ou ce que Thérèse nomme joliment les « divagations ». Autant de micro-récits digressifs extraordinaires que nous avons découverts tels des trésors à prendre.

Mais surtout, la composition du roman est profondément modifiée : ici nous avons encore trois parties mais « Thérèse et Isabelle » en constitue comme de juste la première partie.

La seconde partie ne s’ouvre pas sur ce qui faisait l’ouverture du livre de 1955 : la seconde partie s’ouvre sur la visite de Marc dans le pavillon où Cécile et Thérèse ont emménagé à la suite de la nomination de Cécile en province, sans doute en Seine-et-marne, aux confins de la Champagne. Les relations entre les deux femmes prennent toute leur ampleur grâce à l’ajout d’après les cahiers Beauvoir de ce passage rétrospectif :

p. 223

– Je pars, je vous quitte, dit Marc (qui l’accompagnait jusque-là dans le train qui menait Thérèse à Aubigny)

Lire le passage en violet de « Je tournai la tête du côté de la campagne… bois noir » en commençant par citer la première phrase du passage : « Je me souviens de mes arrivées à six heures du soir. » Insister sur CECILE RETROUVEE.

La troisième partie débute par l’indépendance nouvelle de Thérèse, qui après avoir quitté Cécile, et après la disparition de Marc, trouve un emploi dans une maison d’édition. Ce passage, ajouté en intercalaire, fait partie de ces sommaires, de ces « raccords » demandés parfois en marge par Simone de Beauvoir annotant les cahiers. Ces sommaires aideront les lecteurs et lectrices à se repérer et non pas à suivre un ordre chronologique qui n’existe plus. Mais dans la troisième partie, comme dans le Ravages de 1955, le récit se poursuit par la rencontre de Marc, due au hasard, trois ans après leur première liaison. Comme dans le Ravages 1955, mais avec de nombreux ajouts, nous suivrons la vie conjugale houleuse du couple, la fuite de Marc, l’avortement. Dans les dialogues qui opposent les deux partenaires, apparaissent en violet certaines répliques d’une grande violence : Thérèse endosse bel et bien le rôle de celle qui harcèle son mari, qui dirige leurs ébats sexuels, dont certains avaient été édulcorés dans le R 55, telles les scènes de sodomie.

  • Cécile retrouvée !

Ce que nous a appris la redécouverte des manuscrits (les cahiers Beauvoir) est en particulier une conception non pas fragmentaire du roman mais une conception en anamnèse : en conséquence, les retours en arrières observables dans la seconde partie décentrent le personnage de Marc et le couple Thérèse-Cécile est le lieu (leur lieu le pavillon l’indique) où Marc s’invite, où il est de trop dans le couple. Ainsi la seconde partie débute par la visite de Marc dans le pavillon où demeurent Thérèse et Cécile mais elle se prolonge par le récit de la rencontre de Marc récit que Thérèse fait à sa compagne, alors qu’elles n’ont pas encore déménagé.

Ceci a un effet fondamental sur une des principales modifications apportées par la nouvelle édition : le déplacement de l’incipit du premier Ravages.

L’incipit disparaît pour être recontextualisé par l’autrice de deux manières : la rencontre dans le cinéma est issue d’une promenade hasardeuse dans Paris. Thérèse, pressée de questions inquiètes par sa compagne finit par lui avouer sa liaison avec Marc, sans toutefois la lui évoquer explicitement. D’autre part, et c’est fondamental, cette rencontre est elle-même racontée partiellement à Cécile. Mais surtout cette rencontre est une réminiscence, un souvenir.

Lire p. 164 de « Cécile faisait les cent pas dans la chambre » à « résonance antique. »

Cécile conquiert son statut d’actante dans Ravages réparé et augmenté. Cécile, personnage féminin, amante et compagne est constitutive à part entière de la tension narrative : elle détermine la progression de l’intrigue romanesque et tient un rôle égal à celui du personnage masculin dans la tension dramatique.

Cécile acquiert, et c’est fondamental, le rôle d’actant : elle fait l’intrigue, elle la demande, elle l’exige, puis elle la contrôle.

Conclusion

J’ai beaucoup insisté sur les écarts structurels entre les deux éditions de ces deux versions de Ravages car la nouvelle édition ne se contente pas de rétablir des passages censurés. Elle met en valeur, typographiquement et dans sa composition même un ordre narratif dont la portée est significative : le refus de Gallimard en 1954 d’intégrer Thérèse et Isabelle correspond au refus de considérer la relation entre Thérèse et Isabelle comme fondatrice d’un parcours psychique et affectif qui prend sa source dans la relation amoureuse entre deux femmes. Le refus de Gallimard en 1955 de commencer le roman par autre chose que la rencontre entre un homme et une femme revient à nier le rôle intrusif de Marc et revient à nier le rôle prépondérant de Cécile, celui des relations de couple entre les deux femmes et l’échec véritable, profondément traumatisant de leur relation. Enfin l’oblitération des scènes de violence sexuelle réciproques entre Marc et Thérèse témoigne d’une volonté (inconsciente ?) de masquer aux lecteurs et au lectrices ce que la relation de couple peut engendrer de Ravages dans le récit d’une intimité.